"Et le dix-septième jour du septième mois, l'arche s'arrêta sur la montagne d'Ararat."
Ararat, tel était le nom que, il y a 3, 000 ans, Moïse donnait dans la Genèse à la contrée où se trouve située la montagne sur le sommet de laquelle il,apprenait au peuple juif que l'arche s'était arrêtée le dix-septième jour du septième mois après le déluge. Ce nom était alors tout moderne; il signifiait la chute d'Araï (Araï-arat), roi arménien, tué, 1750 ans environ avant Jésus-Christ, dans une bataille sanglante, par les Babyloniens, sur une plaine de l'Arménie. Avant cet événement, avant Moïse, par conséquent, le pays s'appelait Amassis, du nom de son souverain, le sixième successeur de Japhet, et la montagne se nommait Massis. Aussi les Arméniens qui habitent ne la désignent jamais autrement. Sion leur parlait, d'Ararat, ils seraient aussi étonnés, ils paraîtraient aussi ignorants qu'un Européen qu'on interrogerait au sujet de Massis.
La montagne nommée Massis en Arménie et Ararat en Europe s'élève vers l'extrémité méridionale d'une plaine d'environ 35 milles de largeur et 70 milles de longueur,' arrosée par l'Araxe. Elle se compose, à proprement parler, de deux montagnes : le grand Ararat, au nord-ouest, et le petit Ararat, an sud-est, dont les sommets sont éloignés d'environ 7 milles en ligne droite et dont les bases viennent se confondre par des pentes insensibles dans une large vallée.
Le point culminant du grand Ararat (390 42' lat. nord et 610 55' long. est) a 17,210 pieds au-dessus du niveau de la mer, et 14,320 pieds au-dessus de la plaine de l'Araxe. On peut estimer à 14 milles la longueur de. son versant nord-est, à 20 milles celle de son versant nord-ouest. Il est couronné de neiges et de glaces éternelles. Ces glaces et ces neiges descendent à une distance de deux tiers de mille perpendiculairement, ou d'environ 3 milles obliquement, et se terminent par des dentelures irrégulières selon les accidents du terrain. Du côté du nord, à la hauteur de 14,000 pieds au-dessus du niveau de la mer jusqu'au sommet, elles forment çà et là une crête escarpée d'où s'élancent seulement un petit nombre de pics, et du côté du midi elles s'étendent par des pentes graduelles à un niveau un peu inférieur. '
Le petit Ararat (390 39' lat. nord et 620 2' long. est) a 13,000 pieds au-dessus du niveau de la mer, et 10, 140 pieds au-dessus de la plaine de l'Araxe. Malgré cette grande élévation, il est complètement débarrassé des neiges de l'hiver en septembre et en octobre, quelquefois même probablement en août et en juillet. Ses pentes sont beaucoup plus roides que celles du grand Ararat; sa forme presque parfaitement conique et les crevasses peu profondes qui rayonnent de son sommet à sa base, lui donnent un aspect tout . particulier et un caractère d'un vif intérêt.
Bien que ces deux montagnes paraissent complètement isolées, elles se relient cependant à d'autres chaînes. Au sud-ouest, leurs derniers escarpements viennent se perdre dans les collines de Bayazid et le Diadina, qui contiennent les sources de Euphrate, et les pentes nord-ouest du grand Ararat se rattachent à une chaîne hérissée de pics coniques singulièrement aigus et qui borde toute la rive droite de l'Araxe.
A en croire la tradition, les débris de l'arche se sont conservés jusqu'à ce jour sur le sommet du grand Ararat, et Dieu en a depuis le temps de Noé défendu l'approche à tous les mortels. Les chroniques arméniennes racontent à ce sujet une légende dont les arméniens ne doutent pas plus que de la tradition. Un jour un moine, nommé Jacques, qui fut depuis patriarche de Nisibis, et qu'on suppose avoir été contemporain et parent de saint Grégoire, résolut de se convaincre par ses propres yeux s'il était vrai que l'arche de Noé existât encore au sommet du grand Ararat. Il partit donc pour entreprendre l'ascension de cette montagne; mais dès qu'il commença à la gravir il tomba à terre épuisé de fatigue et s'endormit d'un sommeil profond. A peine réveillé, il reprit sa marche; nouvelle chute, nouvel assoupissement. En rouvrant les yeux, il s'aperçut, à son grand étonnement, que pendant son sommeil il avait été transporté à l'endroit d'où il était parti. Il renouvela une troisième fois sa tentative, les mêmes phénomènes se reproduisirent. Cependant Dieu eut pitié de lui. Tandis qu'il faisait son quatrième somme, un ange envoyé du ciel tout exprès vint lui tenir à peu près ce langage : " Tous tes efforts seront inutiles; le sommet de l'Ararat est inaccessible à l'homme; le Créateur le veut ainsi; n'essaie donc plus de lui désobéir. Pour récompenser ton zèle et pour satisfaire la curiosité de l'humanité, je t'apporte au nom du Tout-Puissant un fragment de l'arche de Noé que j'ai pris en passant sur la montagne. , En se réveillant, Jacques trouva à côté de lui un petit morceau de bois de couleur sombre, quadrangulaire, bien conservé et gravé sur une surface. Inutile d'ajouter qu'il renonça immédiatement à son entreprise, et qu'il revint le plus vite possible à son couvent avec la précieuse relique. Ce fragment de l'arche de Noé est aujourd'hui une des principales richesses du trésor sacré du monastère d'Etchmiadzine.
Cette tradition et cette légende sont pour les Arméniens des articles de foi. Ils y croient comme à l'existence de Dieu. Dans leur opinion, le sommet du grand Ararat est inaccessible aux mortels parce que les débris de l'arche de Noé s'y sont conservés miraculeusement jusqu'à ce jour. On les y transporterait de force, on leur prouverait le contraire, qu'ils n'ajouteraient pas foi au témoignage de leurs yeux. Aussi n'en ont-ils jamais tenté l'ascension, et, avant le dix-neuvième siècle, aucun des voyageurs européens qui ont visité l'Arménie, soit manque de temps, soit indifférence, soit crainte des difficultés, soit enfin conviction bien arrêtée qu'ils échoueraient comme saint Jacques, n'a essayé de gravir ce sommet consacré où nul pied humain ne s'est posé depuis le déluge. En effet, la promenade de Tournefort, la seule qui soit venue à notre connaissance, ne peut pas passer pour une tentative sérieuse. "Nous assurâmes nos guides, dit-il, que nous ne passerions pas au delà d'un tas de neige que nous leur montrâmes, et qui ne paraissait guère plus grand qu'un gâteau; mais, quand nous y fûmes arrivés, nous y en trouvâmes plus qu'il n'en fallait pour nous rafraîchir, car le tas avait plus de trente pieds de diamètre. Chacun en mangea tant et si peu qu'il voulut, et, d'un commun consentement, il fut résolu qu'on n'irait pas plus loin; nous descendîmes donc avec une vigueur admirable, ravis d'avoir accompli notre voeu et de n'avoir plus rien à faire que de nous retirer au monastère." Puis il ajoute : " Nous nous laissâmes glisser sur le dos pendant plus d'une heure sur ce tapis vert; nous avancions fort agréablement, et nous allions plus vite de cette façon-là que si nous allions sur nos jambes. On continua à glisser autant que le terrain le permit; et quand nous rencontrions des cailloux qui meurtrissaient nos épaules, nous glissions sur le ventre ou nous marchions à reculons à quatre pattes. Est-ce un voyageur sérieux le voyageur capable d'écrire de pareilles phrases? Était-il digne d'atteindre le sommet de l'Ararat celui qui dans sa relation déclarait hautement que "cette montagne était une des plus affreuses et plus désagréables choses qu'il y ait sur la surface de la terre ?"