La journée fut rude. M. Parrot et M. Schiemann souffrirent cruellement de la chaleur. Vers six heures du soir, ils approchèrent de la région des neiges. Se sentant hors d'état de monter plus haut sans prendre un peu de repos, ils cherchèrent parmi les fragments de rochers dont ils étaient entourés le lieu le plus convenable pour y passer la nuit : ~ Nous avions atteint, dit-il, une hauteur de 12,360 pieds; nous n'eûmes pour lit que le roc dur, et. pour poêle que la tête glacée de la montagne. Dans les endroits abrités, il y avait encore de la neige fraîche. La température de l'air était à zéro. M. Schiemann et moi nous avions pris quelques précautions contre le froid; d'ailleurs la satisfaction que nous causait notre entreprise contribuait à nous réchauffer; mais Isaac -le chasseur d'Arguri qui n'avait emporté que ses vêtements d'été, grelottait à faire peine. Je l'enveloppai dans des feuilles de papier gris destinées à faire sécher des plantes, et il s'en trouva fort bien…
"Dès que l'aube parut, Dons continuâmes à gravir le versant oriental de la montagne, et nous atteignîmes bientôt une dernière rampe qui se continue sans interruption jusqu'au sommet. Cette rampe est formée de bancs ou arêtes de rochers aigus, séparés par d'énormes crevasses que remplissent en partie d'immenses glaciers. Nous traversâmes heureusement la première arête de rochers et le beau glacier qui s'étend de l'autre côté. Lorsque nous arrivâmes au haut de la seconde arête, Isaac perdit courage; ses membres, engourdis par le froid de la nuit, n'avaient pas repris leur chaleur naturelle, et les régions de plus en plus glacées vers lesquelles nous nous élevions ne semblaient pas lui promettre une température plus agréable; nous fûmes obligés de l'autoriser à redescendre. Seul, M. Schiemann, bien qu'il ne fût pas habitué aux courses des montagnes, resta résolument à mes côtés, partageant, avec la vigueur &un jeune homme et la fermeté d'un homme mûr, toutes mes fatigues et tous mes dangers, qui devenaient de minute en minute plus pénibles et plus effrayants. Nous traversâmes le second glacier et nous montâmes au haut de la troisième arête, sous les yeux de notre compagnon qui était resté en arrière; puis, nous élevant obliquement, -nous atteignîmes, à la hauteur de 13,354 pieds de l'autre côté des rochers, l'extrémité inférieure du glacier qui s'étend sans solution de continuité jusqu'au sommet.
Ce glacier, il s'agissait de le gravir. Bien que son inclinaison ne dépassât pas 30 degrés, nous ne pouvions pas songer à monter en droite ligne ; suivant en conséquence une direction oblique, et creusant avec nos bâtons des degrés dans la glace recouverte d'une touche de neige fraîche trop mince pour former un appui suffisant, nous gagnâmes une longue arête de rochers le long de laquelle, grâce à la neige nouvellement tombée -et- qui y était plus épaisse, nous montâmes jusqu'à son sommet, élevé de 15,400 pieds au-dessus du niveau de la mer, c'est-à-dire à peu près à la hauteur du Mont-Blanc. De là nous voyions s'élever devant nous le sommet de l'Ararat, qui semblait grandir à mesure que nous nous en approchions. Aucun obstacle insurmontable ne paraissait plus devoir nous arrêter; évidemment nous pouvions, si nous le voulions, franchir ce jour-là la distance qui nous séparait encore du but de nos efforts et de nos désirs; mais nous nous sentions fatigués, il était trois heures de l'après-midi; nous eussions employé le reste de la journée à gravir jusqu'au point culminant. Si nous continuions d'avancer, où passerions-nous la .nuit? trouverions-nous à une plus grande élévation un rocher pour nous abriter? En outre, nos provisions commençaient à s'épuiser. Après nous être consultés, nous prîmes le parti de redescendre. Nous nous trouvions d'ailleurs fort heureux d'avoir constaté par nos propres yeux que la montagne n'était pas inaccessible de ce côté, et, dès que nous eûmes fait nos observations barométriques, nous retournâmes sur nos pas.
La descente nous sembla plus difficile et plus dangereuse que la montée. D'abord le pied est généralement moins sûr lorsqu'on descend que lorsque monte. Ensuite, quelque prudence que l'on ait, on ne peut pas, en certains moments, modérer son pas, comme on le voudrait; on est entraîné, malgré soi, à l'accélérer, surtout quand on n'a point encore l'habitude de pareilles excursions. C'était, je le répète, la première fois que M. Schiemann s'aventurait à une si ,grande hauteur ; soit qu'il descendit trop vite, soit qu'il eût manqué d'attention, il tomba et glissa sur la surface du glacier, sans pouvoir se retenir. Heureusement il était, au moment de sa chute, à vingt pas derrière moi; j'eus le temps de planter mon bâton dans la glace, et, m'y cramponnant aussi fermement que possible de la main droite, je saisis mon malheureux compagnon de la main gauche quand il passa près de moi. Le choc que j'éprouvai fut si violent que, bien que j'y eusse résisté d'abord, les courroies qui attachaient à mes souliers des crampons pour la glace se rompirent comme si elles eussent été coupées par un rasoir; je tombai à mon tour, ne pouvant plus me soutenir sur les semelles glissantes avec le poids que je retenais.
M. Schiernann, que je lâchai, continua sa descente un moment interrompue, mais il ne tarda pas à s'arrêter contre deux grosses pierres; quant à moi, je roulai ainsi, à une distance d'un quart de mille environ, jusque dans, des débris de lave, près de l'extrémité inférieure du glacier…
Dans ma chute, le tube de mon baromètre se brisa en pièces; mon chronomètre s'ouvrit et fut taché de mon sang; tous les objets que j'avais emportés dans mes poches descendirent encore plus vite que moi lancés en l'air dans diverses directions. Heureusement je ne reçus aucune blessure grave. M. Schilemann, de son côté, n'avait que de légères contusions., Dès que nous nous fûmes remis de notre premier effroi, nous remerciâmes Dieu de nous avoir sauvé la vie;. puis, après avoir recherché et retrouvé tes objets les plus importants que nous avions perdus, nous nous remîmes cri marche. Nous traversâmes un petit glacier en y taillant des pas, et bientôt, du haut de l'arête de rochers qui le domine, nous entendîmes avec joie la voix d'Isaac, qui avait eu l'esprit de nous attendre en cet endroit; nous eûmes au moins la satisfaction de passer la nuit avec lui dans la région de la végétation, à coté d'un feu d'herbes sèches qu'il alluma pour se réchauffer. Le troisième jour, vers dix heures du matin, nous.rentrâmes à notre cher monastère, où nous mangeâmes d'excellentes pèches, et où nous fîmes un bon déjeuner; mais nous eûmes bien soin, tout le temps que nous passâmes avec les Arméniens, de ne rien dire de notre malheureuse chute, car ils n'eussent pas manqué de la considérer comme un juste châtiment de notre tentative insensé pour atteindre le sommet d'une montagne dont Dieu avait interdit l'approche à tous les mortels."